(21) – Voyage dans le froid (2)

Pour lire l’épisode précédente, cliquer ici: Voyage dans le froid (1)

1-copy“La Petite” nous attend, moteur ronronnant, dans la cour du voisin. Nous entassons nos affaires. Premier arrêt: la station-service à la sortie d’Amazar. Au ralenti, “La Petite” consomme une dizaine de litres par nuit, 5 euros, pour la tenir au chaud et en bon état de marche. Un investissement qui vaut le coup (le coût)!

2-copyÀ la station, deux gros camions Kamaz, avec une équipe de cantonniers, qui vont travailler par le froid de -30°C qu’indiquait notre thermomètre ce matin.

Temps froid, mais réactions chaleureuses devant cette étonnante “Petite”, probablement la toute première voiture ancienne à emprunter la route Vladivostok-Tchita depuis 1908 (mais ceux-ci passaient par Harbin, en Chine). Dans les rares villages le long de cette interminable route qui contourne le Nord de la Chine, on ne voit pas âme qui vive. Personne ne s’aventure dehors, si ce n’est pas nécessaire. Les cheminées fument, à l’intérieur des isbas il fait bon. Mais nous, nous traversons le froid.

 

Souvenir d’enfance

Le froid, parlons-en… Je porte au poignet une gourmette sur laquelle est gravée B-12802. Olivier, mon fils aîné, a la même inscription tatouée sur son avant-bras. C’est notre façon, un peu idiote peut-être, de rendre hommage à Edgar, mon père et son grand-père, pour dire qu’on n’oubliera jamais ce qu’il a pu souffrir à Auschwitz, où on lui avait tatoué cette même immatriculation sur l’avant-bras gauche. Et que disait l’intéressé lui-même de son expérience des camps d’extermination et des marches de la mort? J’étais gamin. La neige était tombée à Laren, le village de mon enfance. J’avais joué dehors et maintenant j’étais rentré, me réchauffer. Maman avait préparé une bonne tasse de lait anisé, délicatesse hollandaise. En pensée je vois encore papa, assis derrière son bureau, dans sa pièce de travail surchauffée : «Je ne veux plus jamais avoir froid!», disait-il. Plus tard, quand j’étais en âge de comprendre, il racontait: «Personne ne peut imaginer ce qu’étaient les camps, si l’on n’a pas pu en sentir la puanteur! Mais ça, ou la faim, ou les mauvais traitements, c’était encore supportable. Notre pire ennemi, c’était le froid!» Je n’ai donc pas le droit de me plaindre: je suis bien nourri, bien habillé.

 

Grattoirs

Et pourtant, pour nous aussi, notre pire ennemi est le froid. Celui qui fait qu’au bout d’une heure de route, mes pieds me font mal, alors qu’il reste encore des heures et des heures à rouler… Celui qui fait que notre respiration se concrétionne en couche de glace opaque à l’intérieur de toutes les vitres. On a déjà abandonné l’idée d’avoir une vue latérale ou vers l’arrière. Mais vers l’avant, il faut garder un minimum de visibilité afin de pouvoir conduire. Mon grattoir luxembourgeois n’est pas efficace. J’en ai acheté un autre. Il n’est pas mieux.

5-copy 4-copyFinalement, on a découvert que ma carte de téléphone MÉGAFON est l’outil idéal (on accepte aussi VISA, ou MASTERCARD!). Et on gratte, on gratte… Puis on passe derrière avec le sèche-cheveux 12V, et l’on finit par se créer deux petits hublots de visibilité dans le pare-brise de la 4CV, qui n’est déjà pas bien grand au départ! Ils se recouvrent aussitôt de givre, et l’on est condamné à recommencer… À moins qu’on n’entrouvre un tout petit peu les déflecteurs pour créer un courant d’air le long du pare-brise. Dans ces conditions, il ne se forme pas de givre, mais alors c’est nous qui grelottons au bout de quelques minutes. On referme, le givre se forme à nouveau, on reprend carte de téléphone et sèche-cheveux…

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La solution sibérienne

À Tchita, avec, le mécanicien Aleksey, on soulève le problème de la visibilité. Il étudie la question. «Je vais vous installer un chauffage chinois, et l’on va vous coller des doubles vitres à l’intérieur. Ça devrait en grande partie résoudre votre problème.» Je lui donne le feu vert. La sécurité avant tout! Mais lorsqu’on retourne au garage le lendemain, le nouveau chauffage ne fonctionne pas… La pompe à eau de la 4CV n’arrive pas à faire circuler l’eau chaude depuis le moteur jusqu’au tableau de bord et retour: il faudra installer une pompe électrique supplémentaire. Course à travers la ville. Au bout de trois magasins, on finit par trouver la bonne pompe. Aleksey la monte en l’espace de quinze minutes.

06987Et ça marche! Je reprends la route avec le chauffage (bruyant) à fond, et les doubles vitrages collés à l’intérieur du pare-brise avec de la pâte à modeler. Bientôt, nous roulons à travers un paysage glacial, balayé par le vent. Grâce au nouveau chauffage, nous avons nettement moins froid et les deux hublots collés sur le pare-brise ne givrent pas et ne s’embuent même pas: un progrès énorme!

 

Le lac fumant

20101213-2778 copyQuand nous quittons Baïkalsk et longeons le lac, le temps est radieux. Je suis en terrain connu, désormais: nous passons Sloudianka, nous arrivons à Koultouk. Il fait très froid, environ moins trente, mais le lac n’est toujours pas gelé. Il “fume” comme une marmite géante. Le Baïkal est le lac le plus grand au monde par son volume: il contient 20% de toute l’eau douce de la planète! Et l’eau a des propriétés physiques étonnantes. Il faut énormément de calories pour réchauffer (ou refroidir!) un litre d’eau. C’est pourquoi, l’hiver venu, le Baïkal résiste vaillamment au froid et ne gèle pas immédiatement. Ce n’est que vers janvier qu’une couche de glace se forme, devenant progressivement assez épaisse pour porter des voitures. Comme lors de notre randonnée sur le lac avec “La Petite” en mars 2008. Pour le moment il n’en est rien. L’eau, bien plus chaude que l’air environnant, est en train de perdre ses calories en s’évaporant.

 

Le tour du monde

Lorsque nous quittons notre appartement à Kansk au petit matin et marchons vers la distillerie de vodka qui héberge “La Petite”, un froid glacial nous enserre comme un étau. Jamais je n’ai ressenti une température aussi angoissante. Arrivés dans le petit garage où “La Petite” a heureusement pu dormir bien au chaud, un contremaître moustachu et coiffé d’une toque de fourrure nous annonce: «Il fait moins quarante-cinq ce matin!» C’étaient justement les températures que j’espérais ne jamais rencontrer… Je murmure à moi-même: «Weinberg, mon pauvre vieux, qu’est ce que tu es venu faire par ici?» Quand nous sortons de la ville, tout le paysage baigne dans une sorte de brume mauve. Elle provient de la neige qui se sublime par très grand froid, pour ensuite former des cristaux de glace microscopiques restant suspendus en l’air. Chaque sortie de voiture (pour faire une photo, pour pisser, pour faire un plein) est une punition. Tous les véhicules “fument”: c’est la vapeur d’eau des gaz d’échappement qui forme des nuages de glace, et même en milieu de journée, la température reste en dessous des -40°C! Nous passons le point où, en août 2007, nous avions franchi les 10 000 kilomètres du Paris-Gobi. À l’heure qu’il est, nous nous approchons des 25 000 kilomètres de notre New York-Paris!

20101221-3233 copyNous atteignons Krasnoïarsk. À l’entrée de la ville, il y a un rond-point avec un globe terrestre. En 2007, j’en avais fait le tour plusieurs fois, pour qu’Igor puisse photographier “La Petite” devant le monument. En tournant autour du globe, une pensée un peu folle m’avait alors effleurée: «Et si je faisais le tour du monde avec “La Petite”?» Qui eut cru que trois ans plus tard cette idée saugrenue deviendrait réalité? On refait la photo. Le globe a été repeint depuis. “La Petite” aussi.

Pour l’épisode suivante, cliquer ici: Rou(let)te russe (1)